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Texte : Apolline Tarbé / Photographies : Agathe Roger
Implanté dans le quartier parisien de la Goutte d’Or depuis bientôt deux ans, le Poulpe reçoit quotidiennement 500 kg d’objets à trier et valoriser, et organise de nombreux ateliers à visée sociale, solidaire ou environnementale. "Poulpe" comme Petite Organisation Utile pour le Peuple et l’Environnement : le nom de cette ressourcerie du XVIIIème arrondissement de Paris porte en lui les caractéristiques de cette association légère et conviviale, mais néanmoins profondément engagée. Nous nous y sommes rendus pour rencontrer cette structure tentaculaire.
Vendredi 17 décembre 2021. Il est 13h quand nous poussons les portes de la ressourcerie. L’ambiance est encore calme, et un groupe de personnes travaillant sur le lieu partage une pizza avant de se remettre au travail. Sur le trottoir, la file d’habitants du quartier s’allonge en attendant l’ouverture de la boutique solidaire. Nous en profitons pour prendre le temps de déambuler entre les rayons et découvrir cet immense local, décoré de bric et de broc. L’atmosphère est particulièrement chaleureuse. Est-ce l’assortiment éclectique de toutes sortes d’objets, la musique à fond dans les enceintes, le sourire communicatif des salariés, bénévoles et stagiaires que nous croisons ? Sans aucun doute, tout cela à la fois.
Nous sommes reçues par Antoine, l’un des fondateurs du lieu. Après quelques minutes de conversation, pendant lesquelles il nous parle de l’histoire de l’association et du fonctionnement du lieu, nous décidons de passer l’après-midi à flâner entre les ateliers et la boutique, prendre des photos des uns et des autres, et discuter avec les personnes qui le voudront. Rien de tel pour comprendre et transmettre l’ambiance qui se dégage de cet endroit atypique.
Un engagement multifacettes
Si le Poulpe a ouvert en février 2020, son histoire remonte à plus loin. À l’origine, il y a une équipe de cinq acolytes, engagés dans divers projets de ressourceries entre les Xème et XIème arrondissements de Paris, qui décident de s’associer pour créer une structure similaire au sein du quartier de la Goutte d’Or. Le local du Poulpe, situé en pied d’immeuble, est assez grand pour recueillir des quantités astronomiques d’objets de particuliers qui sont ensuite triés, nettoyés, réparés ou customisés pour trouver une seconde vie. « Ça peut être au travers de la boutique où les gens achètent du matériel de seconde main pas cher », explique Antoine, « ou alors on le donne à des gens en situation de précarité, d’autres associations, ou des artistes. Le but du jeu, c’est qu’il y en ait le moins possible qui parte à la poubelle » résume-t-il. Et de fait, le défi est relevé : sur les 500kg d’objets collectés quotidiennement, seuls 5% partent en déchetterie, tandis que 60% sont réutilisés et 35% sont envoyés en recyclage. Un cercle entièrement vertueux, comme le constate Antoine : « c’est un super service de pouvoir donner ses objets en bas de chez soi, et de se dire que ça va profiter à une association qui crée de l’emploi et à d’autres gens qui n’ont pas forcément trop de sous ».
En effet, comme son nom l’indique, la démarche du Poulpe est autant environnementale que sociale. En plus de donner une seconde vie aux objets et d’encourager aux modes de consommation alternatifs, l’association rend accessibles vêtements, livres et jouets pour tous publics. Une journée par semaine, elle ferme les portes de la boutique pour distribuer des vêtements gratuitement aux personnes dans le besoin. Un engagement multifacettes, et d’autant plus concret qu’il est ancré dans le local. « Le Poulpe est avant tout une structure de quartier » nous déclare Antoine, avant de poursuivre : « nous, on est très attachés au quartier de la Goutte d’Or ». Un attachement réciproque, puisque le lieu est désormais bien connu des habitants du coin qui n’hésitent pas à venir plusieurs fois par semaine sur place : « on a une tonne de clients fidèles avec qui on a une relation assez proche. On se veut accessibles et inclusifs ».
« Le Poulpe est avant tout une structure de quartier »
Un projet accessible, inclusif, et collectif. Antoine a du mal à parler à la première personne : tout au long de notre conversation, il ne cesse d’insister sur l’implication d’une vingtaine d’autres personnes dans le projet. Juliette, Cécile, Alice, Baptiste... Les noms pleuvent au fil des explications.
Joyeux bordel organisé
Notre après-midi sera marquée par de nombreuses rencontres. Et pour cause : le Poulpe emploie huit salariés, quatre services civiques et quelques stagiaires, soit une quinzaine de permanents dédiés au bon fonctionnement de la structure. Autour de ce noyau dur gravite une dizaine de bénévoles attachés au projet. Toutes les personnes impliquées sont associées à l’ensemble des tâches, de la collecte à la caisse en passant par le tri. Pour faciliter l’organisation, chaque salarié est référent sur un flux d’objet qu’il ou elle traite de manière plus prépondérante. C’est Alice, première salariée de l’association et responsable bibelots, qui nous détaille le fonctionnement de la structure tout en déballant des cartons et en collant des étiquettes sur les objets prêts à être mis en rayon. « Je trie les bibelots, la vaisselle et la quincaillerie » énumère-t-elle. « Côté admin, je fais les contrats, les congés, les subventions, les bilans... Et comme tout le monde, je fais un créneau de caisse et de collecte par semaine. C’est très diversifié comme taf ». Une organisation horizontale pleinement revendiquée par les fondateurs eux-mêmes : « Ça fait partie du deal » assène Antoine. « On a pas de chef, on veut pas se spécialiser dans les tâches. Le fait de participer à toutes les activités, ça permet de comprendre le travail de l’autre, et de ne pas passer la semaine à un poste plus fatigant qu’un autre. Ça vaut pour les services civiques, les stagiaires, les salariés comme les bénévoles ».
« On a pas de chef, on veut pas se spécialiser dans les tâches. Ça fait partie du deal »
Cependant, les spécialités et les talents de chacun sont valorisés. Lazhar, par exemple, consacre beaucoup de son temps au travail du bois et à la restauration de meubles. Fièrement, il nous montre tous les meubles transformés par ses soins exposés en rayon : « ça, c’est mon travail. Ce meuble, initialement, c’était une machine à coudre. Là, y avait un trou : j’ai remis une plaque en bois que j’ai fixée, j’ai rajouté ces deux pièces, et ça fait un petit bureau ! »
Tout en nous décrivant son métier, Lazhar revient sur la raison d’être de la ressourcerie : « en fin de compte, si l’objet n’a plus d’utilité, il faut le détourner, trouver l’idée adéquate pour faire autre chose avec, c’est tout. Après, il y a du travail : un peu de ponçage, un peu de cire... et voilà ! » Dani, de son côté, nettoie et remet à neuf les objets électroniques. « C’est un métier qui me plaît. C’est mon métier, quoi » nous raconte-t-il, pendant qu’il nettoie une machine à coudre méticuleusement. « C’est rare qu’on reçoive des objets électroniques cassés : les gens donnent majoritairement des objets en bon état. Il suffit de checker toutes les fonctions, nettoyer et mettre en rayon ».
Pour encourager tout le monde à conserver ses objets le plus longtemps possible, Dani participe régulièrement aux missions de sensibilisation du Poulpe : « c’est bien, on est dans la rue, en bas des bâtiments, on sensibilise des gens, on leur dit ce qu’on fait. On leur parle de ne plus jeter leurs objets ». Un discours qui rencontre de plus en plus d’écho au fil des années selon Dani, qui travaille dans la récupération depuis maintenant 8 ans.
Quand la magie opère
Après deux ans d’existence, dont plus d’un an de crise sanitaire qui a fortement restreint les périodes d’ouverture du lieu, les équipes du Poulpe sont conscientes du chemin qu’il reste à faire. Malgré leur enthousiasme, salariés comme bénévoles restent très humbles face à leur projet. « La récup’, ça existe depuis toujours. On a rien inventé », commence par nous dire Antoine. Alice abonde en rappelant que l’impact environnemental de l’association est encore très modeste : « une ressourcerie classique, c’est une à quatre tonnes de collecte d’objets par jour, alors qu’on est à 500kg par jour seulement ». Un chiffre amené à gonfler dans les années à venir, d’autant plus que l’association compte embaucher de nouvelles personnes. Mais rien ne presse : la structure souhaite se donner le temps de s’implanter comme il se doit et de se professionnaliser, plutôt que de grossir de façon industrielle dès aujourd’hui. « On a la place de récolter plus », admet Alice, « mais on n’est pas encore assez nombreux, pas assez organisés. Tant mieux que ça n’arrive pas maintenant ». Par ailleurs, les prochaines évolutions dépendent des élections à venir, puisque le lieu est tributaire de subventions publiques à hauteur de 60%. Un modèle économique revendiqué par l’association, d’après Antoine : « On a une mission d’intérêt général, donc on veut que les collectivités continuent à s’investir avec nous. C’est pour ça qu’on ne vise pas l’autonomie financière, et qu’on fait appel à des subventions pour pouvoir faire des actions qui sont non marchandes, sociales, et désintéressées de tout rapport financier ».
« on fait appel à des subventions pour pouvoir faire des actions qui désintéressées de tout rapport financier »
C’est sans doute ce qui rend cet endroit aussi unique : les valeurs écologiques et solidaires sont au coeur de tous les projets portés par l’association. Un engagement si puissant qu’il est transmis aux usagers de la ressourcerie eux-mêmes. La magie du lieu opère donc, et c’est Michel, client régulier depuis plusieurs mois, qui nous l’a fait comprendre. Pour lui, l’implantation du Poulpe dans le quartier est une réelle chance pour ses habitants : « on est dans le 18ème, il y a plein de gens pour qui la vie est dure ici. Dans ce lieu, les vêtements sont pas chers et accessibles pour des tas de gens, ce qui est bien. Même si j’en achète peu, j’apprécie que des gens aient la possibilité de trouver des choses dans leur budget ».
Interpellé juste après son passage en caisse, Michel nous raconte comment, sur les conseils d’un ami, il a mis les pieds au Poulpe pour la première fois à l’occasion d’un atelier de réparation de vélo. Depuis, il revient fréquemment : « les bouquins ne sont pas très chers ici. J’en profite, et j’en fais profiter d’autres ». Ancien libraire, ce grand lecteur regrette que les librairies soient de moins en moins inclusives : « je pense que pour beaucoup de gens, c’est devenu difficile d’entrer dans une librairie. Donc moi, je donne des bouquins. J’en donne à mon cordonnier, aux vigiles et aux caissières du supermarché et de l’épicerie. Pour moi, c’est rien. Ça me coûte quelques dizaines de centimes. Mais pour elles et pour eux, c’est important ».
« Je donne des bouquins à mon cordonnier, aux vigiles et aux caissières du supermarché et de l’épicerie »
Les rayons littérature du Poulpe ont donc fait de nombreux heureux dans le quartier grâce à la générosité de Michel qui offre grands classiques comme romans jeunesse à celles et ceux qui n’ont pas les moyens, le temps ou l’idée de se les procurer. Des cadeaux impromptus qui font rayonner les valeurs sociales et environnementales du Poulpe au-delà des simples frontières du local de l’association. « Ici, c’est un lieu qui rend ça possible », résume Michel. « Je trouve que c’est pas mal ». Un joli euphémisme qui cristallise parfaitement l’esprit du Poulpe.
Texte : Apolline Tarbé / Photographies : Agathe Roger