Contenu proposé par :
Image : Antoine Escuras / Journaliste : Grégoire Osoha
Depuis 1989, des philosophes de renom se rendent dans la ville du Mans pendant trois jours pour partager leurs réflexions sur un thème bien précis. Un événement ouvert à tous, qui fait la part belle à la jeunesse.
Il a neigé dans la nuit, mais de blanc il ne reste que les pare-brise des voitures garées dans les rues du Mans en cette matinée du 22 novembre 2024. Dans une petite salle du Palais des congrès et de la culture de la ville, le philosophe Tristan Garcia partage un café avec le journaliste Jean Birnbaum et l’universitaire Rachid el Guerjouma. Dans quelques instants, les trois hommes monteront sur l’estrade de l’amphithéâtre pour ouvrir la 36e édition du Forum Philo, un événement de trois jours 100 % dédié à la philosophie, co-organisé par l’association Forum Philo Le Monde Le Mans, la Ligue de l’enseignement, l’Université du Mans, la Ville du Mans et le journal Le Monde.
Gratuit et accessible
Une première pour Rachid el Guerjouma, devenu président de l’association Forum Philo Le Monde Le Mans après avoir longtemps assisté à l’événement en tant que président de l’Université du Mans. La philosophie n’est pourtant pas sa spécialité à lui, l’acousticien débarqué dans la Sarthe il y a une vingtaine d’années. « Pour moi, Le Mans, c’était les 24 heures et les rillettes. J’ai découvert que la ville avait en fait une vie culturelle très riche, à commencer par le Forum Philo », confesse-t-il avec le sourire.
L’événement est né en 1989 par la volonté d’Henry Lelièvre, adjoint à la Culture de la ville du Mans. Sa vision reprend les mots d’Henri Bergson : « Il n’y a pas d’idée philosophique, si profonde ou si subtile soit-elle, qui ne puisse et ne doive s’exprimer dans la langue de tout le monde ». Il propose à Roger-Pol Droit, journaliste au Monde des livres, de l’aider à organiser un colloque gratuit et ouvert à tous sur le thème « Sciences et Philosophie, pour quoi faire ? ». Avec la participation d’Alain Badiou, Isabelle Stengers et André Comte-Sponville, la manifestation est un succès.
Il s’en suivra une trentaine d’éditions aux thèmes variés (Où est passé le temps ? Comment penser l’argent ? Pourquoi rire ?) et aux intervenants prestigieux (Edgar Morin, Barbara Cassin, Jacques Derrida…). Prestigieux mais compréhensibles. Car les 1 300 sièges de l’amphithéâtre occupés pendant le Forum le sont par des citoyens de tous horizons qui, pour la plupart, n’ont de formation en philosophie que le baccalauréat (ou pas). Pour choisir la thématique annuelle, Jean Birnbaum, le coordinateur du Forum, va à la rencontre de lycéens, afin de sonder l’air du temps. Cette année, son choix s’est porté sur « Jamais sans mon ennemi ? ». « La place des jeunes est centrale dans notre démarche », explique Rachid el Guerjouma. « C’est vraiment important pour nous d’aller vers eux et de les faire venir à nous. » Les lycéens sont aujourd’hui plus d’une centaine présents dans la salle pour écouter la leçon inaugurale de Tristan Garcia. Dans une époque où ne pas avoir d’ennemis est considéré comme « tiède » et « fade », où être « déter » nous déterminerait, c’est-à-dire nous essentialiserait, l’auteur de La meilleure part des hommes (prix de Flore 2008) propose une issue à ce qu’il appelle un « piège de la pensée ». « Il faut se méfier des hostilités pré-construites, car elles poussent inexorablement vers l’autoritarisme, de quelque bord politique soit-on. Il faut, bien au contraire, arrêter le lutter contre au profit du lutter pour », dit-il.
Et l’amour à trois, vous en pensez quoi ?
Daniel Luzzati, ancien président de l’association Forum Philo Le Monde Le Mans, nous avait prévenus en arrivant : les jeunes sont ceux qui posent les meilleures questions. Comme lorsqu’une lycéenne avait interpelé l’assemblée avec ces mots il y a quelques années : « Et l’amour à trois, vous en pensez quoi ? » Cette année encore, les lycéens ont rangé leur timidité au placard pour s’adresser à Tristan Garcia : « Le capitalisme n’exacerbe-t-il pas la notion d’ennemi ? », « N’a-t-on pas parfois en nous le désir d’être perçu comme un ennemi ? ». « C’est vraiment super important pour eux de venir ici », commentent Aline et Yann, professeurs de philosophie au lycée André Malraux à Allonnes. « Ça leur donne à voir la pensée en action ; ça change leur regard sur le monde des intellectuels. » Clara Herin, chargée de mission au service Action et développement culturels de la Mairie du Mans, est, elle, impressionnée par la qualité d’écoute des jeunes. « Ça démontre tout l’intérêt du Forum ! »
À la fin de cette première matinée, les résultats du concours des lycéens du Forum Philo sont annoncés. Ils sont trois à être récompensés. En plus de repartir avec quelques livres en poche, les lauréats auront la chance de visiter les locaux du journal Le Monde en compagnie de Jean Birnbaum. En attendant, leurs textes primés sont exposés dans le hall du Palais des congrès et de la culture. On peut ainsi lire la conclusion d’Amaia qui, pour l’occasion, a inventé un dialogue entre Achille et Ulysse. Le premier s’adressant au second ainsi : « Mais comment puis-je continuer à me battre si j’éprouve maintenant de la pitié pour mes ennemis ? » Des mots à méditer.
Mais comment puis-je continuer à me battre si j’éprouve maintenant de la pitié pour mes ennemis ?
Tandis que dans le même hall, la librairie Doucet vend une sélection de livres de philosophie sur un stand, les bénévoles de l’association Forum Philo Le Monde Le Mans recueillent les adhésions. Ernesto a bravé la neige pour venir depuis Domfront-en-Champagne, à vingt kilomètres du Mans. Il assiste au Forum depuis plusieurs années, mais vient d’adhérer pour la première fois. « J’aime bien venir parce que ça me permet de développer ma pensée. Je trouve que c’est une initiative unique qu’il est très important de soutenir », nous confie-t-il. Le Forum a donc encore de belles années devant lui. D’autant que Rachid el Guerjouma a de nouvelles idées en tête, comme celle de faire intervenir des philosophes venus d’autres continents, pour confronter le public manceau à d’autres manières de penser. Les prochaines éditions s’annoncent palpitantes.
Image : Antoine Escuras / Journaliste : Grégoire Osoha