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Texte : Apolline Tarbé / Photographies : Agathe Roger
Depuis 2010, la fédération 35 de la Ligue de l’enseignement (Ille-et-Vilaine) est mandatée par le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) du département pour assurer des actions socioculturelles en milieu pénitentiaire. Dans ce cadre, Julie Girard (chargée de mission à la fédération 35) se rend régulièrement dans les prisons pour animer un programme de formation au politique conçu pour les publics scolaires, volontaires en service civique et détenus. Construit en trois modules, ce cursus vise à éduquer à l’histoire, à la vie politique et au cadre législatif sur des questions de société. Un après-midi de février 2022, nous avons rejoint Julie à la maison d’arrêt de Saint-Malo, pour observer l’animation du module “décrypter le discours politique” en milieu carcéral. Enquête.
8 février 2022, 13h. Nous retrouvons Julie devant la maison d’arrêt de Saint-Malo. En prison, le processus est strict : seuls peuvent entrer les objets qui ont été autorisés préalablement par la direction de l’établissement. Nous nous équipons donc simplement de notre micro et notre appareil photo pour capturer les sons et les images de l’atelier. À l’intérieur, ce sont les surveillants pénitentiaires qui nous guident jusqu’à la salle réservée pour le module. Nous y retrouvons Yannick, Gabriel, Lenny et Mathis*, tous quatre inscrits à l’atelier.
“voleurs, escrocs, aucune confiance”
Nous avons plus de deux heures devant nous. Dans un premier temps d’introduction, nous faisons connaissance avec Yannick, Gabriel, Lenny et Mathis. Nous leur parlons de notre projet d’article pour le média de la Ligue de l’enseignement. Julie, à son tour, se présente à ceux qui ne la connaissent pas encore. C’est l’occasion pour elle de rappeler l’ensemble des activités qu’elle animera dans l’établissement, tout au long de l’année. Théâtre, danse, écriture... Les ateliers sont ouverts à tous sur inscription, à la bibliothèque ou au SPIP. “Mais aujourd’hui, ce qui nous intéresse, c’est un module qui s’appelle se former à la politique” enchaîne Julie. “On va parler de votre vision de la politique”. À cette idée, les participants ne peuvent pas s’empêcher de rire. Julie poursuit, et leur donne raison : “L’avantage quand on parle de politique, c’est que tout le monde a son avis. L’idée, c’est d’échanger là dessus, mais surtout de comprendre le monde politique dans son ensemble”. Le premier atelier commence alors. Il s’agit, pour chacun des participants, de partager trois mots sur sa vision de la politique. Mathis se lance, immédiatement : “sécurité, efficacité, rapidité”. Yannick, Gabriel et Lenny enchaînent : “voyous, confiance et obnubilés”, “manipulation, incompréhension, désordre”; puis “voleurs, escrocs, aucune confiance”. Le ton est donné.
“L’avantage quand on parle de politique, c’est que tout le monde a son avis"
Inévitablement, quelques minutes de conversation animée s’ensuivent. Profitant d’un bref moment de silence, Julie annonce le sujet principal du module. “Aujourd’hui, on va parler de communication politique” explique-t-elle en sortant des post-it de sa pochette. Sur chaque post-it est inscrit un nom de parti politique. Les participants sont invités à les disposer sur la table, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Gabriel réfléchit à voix haute : “Rassemblement national, c’est l’ancien Front national, donc c’est extrême droite. Reconquête, c’est plus à droite que la droite. Génération.s, c’est à gauche”. Pendant qu’il se concentre sur les partis, Julie répond aux questions qui émergent, plus ou moins liées au sujet. Elle en profite aussi pour prodiguer quelques rappels bienvenus : “Tu as le président qui est élu au suffrage universel direct. Ensuite, tu as le premier ministre qui est nommé par le président, et qui forme un gouvernement. Ça c’est le pouvoir exécutif. Ensuite, tu as l’assemblée nationale et le Sénat. C’est le pouvoir législatif, ce sont eux qui font les lois”. Les participants rebondissent sur les explications et comparent avec d’autres systèmes politiques.
Les post-it sont maintenant tous placés dans l’ordre sur la table. À ce stade, les détenus ont déjà glissé sur les sujets de l’affaire Benalla, de l’immunité présidentielle, et des conditions de vie en prison. “On se recentre sur le propos”, propose Julie en distribuant les affiches de campagne des candidats aux élections présidentielles de 2022. Elle ouvre la discussion. “Quel effet ça vous fait ? Comment vous arrivez à identifier les partis politiques ?”. Les détenus scrutent les affiches pour analyser les stratégies de communication de chaque candidat. Choix du papier, des couleurs, des slogans, de la photo... Chaque détail y passe, et chaque candidat a droit à sa blague : “là, ça fait un peu DJ Fabien Roussel aux platines du camping...”
Assez vite cependant, Gabriel résume son impression : “On dirait de la pub. Y en a qui vendent des aspirateurs, bah eux ils se vendent eux-mêmes”. C’est précisément le point vers lequel Julie souhaitait mener les participants : “l’idée, c’est de vous parler du marketing politique, c’est à dire de la façon dont toutes les méthodes du marketing industriel sont transposées au politique”. En observant les affiches avec attention, les participants déchiffrent alors les différents messages transmis à travers les codes de marketing : l’utilisation du vert pour représenter l’écologie, du rouge pour le travail et la lutte, du bleu pour l’identité, la sécurité et le conservatisme. Les slogans pour marquer les esprits, et les textes plus longs pour attirer l’attention sur le fond et le programme. Le choix d’une photo en studio pour valoriser la personnalité du candidat et son professionnalisme, tandis qu’une photo en extérieur témoigne de son authenticité. En nommant toutes ces stratégies, ils comprennent et mettent à distance les biais qui peuvent influencer leur vote.
“toutes les méthodes du marketing industriel sont transposées au politique”
“ça va partir dans tous les sens”
Alors que les participants commentent l’affiche d’Éric Zemmour et parlent de de sa propension à créer la polémique, Julie embraye : “et si on parlait de la place des médias dans la politique ?”. Temps de parole des candidats, liberté d’expression, indépendance des médias, place des réseaux sociaux en politique... Les sujets sont nombreux, et le terrain est glissant. Les conversations prennent un nouveau ton, plus corsé.
De digression en digression, les participants donnent leur avis sur le vaccin contre le COVID-19, les procès de Nicolas Sarkozy ou de Dominique Strauss-Kahn, la censure à l’oeuvre dans les médias. Yannick, particulièrement incisif, dénonce le fait que “les journalistes inventent souvent des faits”, qu’il n’y a “aucune chaîne de télé sur laquelle on peut parler librement”, que “tout est écrit à l’avance”. Occasionnellement, Julie doit rappeler au groupe la règle d’or : “on ne va pas parler d’idées politiques mais de comment ça fonctionne. Sinon, ça va partir dans tous les sens”.
Les discussions suivent néanmoins leur cours. La thématique de l’injustice revient constamment, avec plus ou moins de ressentiment de la part des condamnés. On compare les peines entre détenus. On parle, avec amertume, de justice à deux vitesses. Avec finesse, Julie participe aux conversations. De temps à autre, elle donne raison aux participants. Elle les encourage notamment à se se documenter à la bibliothèque sur le sujet de la justice à deux vitesses, et leur mentionne les rapports de la commission européenne à l’encontre du système carcéral français. Mais souvent, elle se fait l’avocate des institutions - autant dire du diable, pour les participants. Elle évoque par exemple l’indépendance de la justice, rappelle les condamnations de ceux dénoncés “intouchables” par les détenus. Elle explique également le rôle du CSA et de la CNIL dans le paysage médiatique français. En somme, elle nourrit le débat.
“moi, je vais aller voter”
Julie laisse donc les discussions s’animer. Lorsqu’il devient difficile de démêler le vrai, le faux et les opinions personnelles, elle entre en jeu. Comme par magie, et toujours l’air de rien, ses interventions recentrent l’échange sur le sujet du module.
Plus d’une fois, le lancement d’une vidéo met fin à un débat et propose un nouveau sujet de conversation. Le reportage sur le fact-checking lui permet par exemple de faire le point sur un sujet sensible : “si je dois résumer mon avis, être antivax, c’est un choix. Mais dans les informations propagées par certains antivax, il y en a qui sont fausses. Là est la nuance : tu as le choix de te faire vacciner ou pas, mais tu ne peux pas divulguer des informations qui sont fausses”.
Sinon, l’animatrice profite d’une une digression pour se raccrocher à un sujet inscrit à l’ordre du jour. Et le résultat est concluant : à la fin de la session, tous les sujets prévus ont été abordés. Les détenus ont pu apprendre et échanger sur la communication politique, la liberté d’expression, les réseaux sociaux, le modèle économique des médias, ou encore le rôle actif des citoyens dans leur information.
À plusieurs reprises, les détenus donnent l’impression de franchir un cap dans leur compréhension ou leur intention politique. Ainsi, Mathis apprend qu’il a le droit de voter pendant sa détention : certains établissements pénitentiaires organisent des votes, et tous permettent de réaliser une procuration pour les élections. Gabriel affirme pour sa part, au début de l’atelier : “moi, je pense que je vais voter. Avant, j’étais du style à dire qu’il faut pas voter, mais justement c’est important de voter au moins pour contre carrer ceux qu’on veut pas avoir au pouvoir”. Julie l’incite donc à vérifier qu’il est inscrit sur les listes électorales.
La discussion sur le pluralisme des médias s’avère également particulièrement fructueuse. Les débats, animés, convergent finalement vers des conclusions étonnamment clairvoyantes et unanimes : la nécessité de soutenir des médias indépendants, et de s’informer avec des sources multiples et divergentes. “Si on prend des infos de partout, on peut se faire notre propre avis. Faut se renseigner au maximum, dans tous les endroits possibles et imaginables”, résume Gabriel. L’occasion pour Julie de partager des ressources comme le graphique réalisé par le Monde Diplomatique, qui rappelle quelles puissances économiques se cachent derrière les grands médias français.
“ici, on parle de choses intéressantes”
Il est 16h30. Après 2h30 de discussion et d’ateliers, Julie clôt la session. Nous profitons du temps de rangement pour demander aux participants ce qu’ils ont pensé de ce module. Manifestement, ils ont tous apprécié le fait d’être tirés vers le haut avec des sujets de fond. Gabriel témoigne : “ça nous a appris certaines choses sur la politique qu’on ne savait pas avant”. Une pause nécessaire dans un quotidien peu stimulant, d’après ses mots : “je vous cache pas que si on prend des activités, c’est pour sortir aussi. C’est vrai qu’en prison, on n’a pas grand chose d’intelligent à faire. Et ici, on parle pas de conneries, on parle de choses intéressantes”.
Les détenus insistent également sur la liberté inédite dont ils disposent dans le cadre de ces ateliers. En un mot, Mathis explique que “c’est important de pouvoir dire chacun son point de vue”. C’est peut-être cet aspect qui importe le plus à Julie : “j’ai souvent recentré le propos, mais c’est important de laisser aussi des espaces où ils peuvent s’exprimer, parce qu’ils en ont besoin”. Alors certes, les discussions s’écartent souvent de la thématique prévue pour l’atelier, certaines théories quasi-complotistes font surface pendant les conversations, le sujet de l’injustice revient constamment... Mais en tolérant ces écarts et en jouant sur la souplesse du déroulé, Julie rend le moment agréable et participatif pour les détenus. Elle s’assure aussi leur présence et leur concentration pendant 2h30, ce qui relève d’une prouesse pour des personnes peu habituées à la lecture et l’écriture, ou encore sous traitement médicamenteux. Ainsi, le programme “se former au politique” permet aux détenus de se familiariser avec des sujets qui les concernent, dans un cadre où ils se sentent écoutés et respectés - ce qui reste malheureusement exceptionnel dans leur quotidien. Nous ressortons de la maison d’arrêt avec l’impression d’avoir assisté à la création d’une petite bulle de liberté, dans un milieu par définition liberticide.
*tous les prénoms des participants ont été modifiés.
Texte : Apolline Tarbé / Photographies : Agathe Roger