Normandie

“L’éducation à la vie affective et sexuelle est une dimension essentielle de la construction du citoyen”

“L’éducation à la vie affective et sexuelle est une dimension essentielle de la construction du citoyen”

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Image : Agathe Roger / Journaliste : Apolline Tarbé

Publié le 9 octobre 2023 à 09h00 - Durée : 7mn

Depuis plus de dix ans, Le livre le plus important du monde contribue à l’éducation à la vie affective et sexuelle des pré-adolescent·e·s suédois·e·s. Écrit et illustré par les Suédoises Nathalie Simonsson et Yosh, il aborde en 200 pages une série de questions fondamentales autour du corps, des sentiments et des sexualités. En cette rentrée 2023, la Ligue de l’enseignement de Normandie co-édite la version française de l’ouvrage, en partenariat avec les éditions Goater. Rencontre avec Élise Devieilhe, sociologue, enseignante de suédois, et traductrice du Livre le plus important du monde.

Elise Devieilhe à la Bibliothèque de Caen

Bonjour Élise, merci de prendre le temps de répondre à nos questions. Pouvez-vous nous raconter comment vous avez découvert Le livre le plus important du monde ?

J’ai découvert ce livre pendant mes études à l’université de Caen. J’ai commencé par un double cursus en sociologie et en études nordiques . À cette époque, j’étais déjà féministe, et j’avais en tête l’image de la Suède comme étant un pays très égalitariste, en avance sur pas mal de sujets, notamment l’éducation, l’écologie, l’égalité des sexes… J’ai donc décidé d’apprendre le suédois pour que la Suède devienne mon terrain de recherche. Lorsque j’ai enchaîné avec une thèse de doctorat en sociologie, j’ai travaillé sur les méthodes d’éducation à la sexualité en comparant les méthodes suédoises et françaises. Pendant ce travail de recherche, j’ai lu beaucoup de manuels des deux pays. C’est là que j’ai découvert Le livre le plus important du monde. Je l’ai trouvé vraiment hors norme par rapport à ce qu’on a l’habitude de voir en France.

En France, quelles sont les obligations en termes d’éducation à la vie affective et sexuelle au sein de l’Éducation Nationale ? Et qu’en est-il dans la pratique ?

En France, la loi de 2001 demande au personnel éducatif d’animer trois séances d’éducation à la vie affective et sexuelle par an et par élève, du CP à la Terminale. Une circulaire d’application a été mise en place en 2003. Donc normalement, cette obligation est effective depuis cette date. Mais évidemment, on constate que ça n’est pas le cas. Selon un rapport remis au Ministère de l’Education Nationale en 2021, seuls 15% des élèves ont effectivement eu ces 3 séances par an au lycée et en primaire, et moins de 20% au collège. C’est très fluctuant d’un établissement à l’autre, d’un·e enseignant·e à l’autre…

C’est dommage car les obligations légales en termes de temps et de thématiques abordées sont super. La circulaire a été étoffée au fur et à mesure des années avec les questions d’homophobie, de transphobie, de consentement, de harcèlement… Sur le papier, on a un super outil qu’on pourrait utiliser.

À quoi sont dues ces insuffisances ?

Le problème, c’est que cette circulaire devrait être appliquée de manière uniforme sur l’ensemble du territoire. Or ça n’est pas le cas : l’éducation à la vie affective et sexuelle repose énormément sur les volontés individuelles. Celles des chef·fes d’établissement qui sont censés être les garants de l’application de cette loi, mais aussi celles des enseignant·e·s et du personnel éducatif en général, qui est très peu formé. À l’échelle du lycée dans lequel j’enseigne, on est environ cent profs, dont cinq formés uniquement ! Aborder ces thématiques avec les élèves requiert une certaine aisance ; et cette aisance s’apprend. On ne peut pas imposer à des profs d’animer ces séances autour du corps et des sexualités sans les former préalablement.

Les contraintes sont aussi matérielles : la formation coûte cher, il faut trouver des trous dans les emplois du temps des élèves qui sont déjà ultra chargés, l’éducation à la vie affective et sexuelle s’ajoute à une liste d’autres thématiques que les profs sont censés aborder en plus de leur programme…

L’ancien Ministre de l’Éducation Nationale Pap Ndiaye avait promis cet été qu’il ferait le nécessaire pour faire appliquer la loi sur l’éducation à la sexualité, mais il est parti ! On ne sait pas si le nouveau Ministre Gabriel Attal en fera une priorité.

Le manque d’outils pédagogiques fait-il partie des barrières à l’éducation à la vie affective et sexuelle des jeunes ?

Oui ! C’est l’un des problèmes de cette circulaire : l’éducation à la vie affective et sexuelle est la seule matière obligatoire pour laquelle il n’y a pas de manuel évolutif de classe en classe. Les profs sont obligés d’inventer des méthodes et de construire entièrement des séquences adaptées à chaque âge. Il n’y a pas tant de bases de données en ligne, de ressources dans lesquelles piocher des informations… Les profs sont souvent démunis. Lorsque je les forme sur les thématiques du genre et d’éducation à la sexualité, j’entends souvent “on aimerait bien le faire, mais on a pas le temps de tout construire ou reconstruire”. C’est un vrai travail d’archiviste !

Pour moi, c’est le point positif du Live le plus important du monde : il donne un exemple de ce que peut être une éducation à la vie affective et sexuelle qui serait inclusive et critique des normes. Il est utilisable pour toute personne qui travaille avec des pré-adolescent·e·s ou les fréquente.

En quoi Le livre le plus important du monde est-il différent des approches traditionnelles de l’éducation à la vie affective et sexuelle ?

D’abord, le livre s’adresse aux pré-adolescent·e·s. Pendant ma recherche doctorale, je me suis aperçue qu’il y avait un creux à cet âge-là : il y a pas mal de choses pour les enfants et les adolescent·e·s, mais quasiment rien pour les 9-13 ans. Peut-être parce qu’on ne sait pas trop comment s’adresser à des personnes qui ne sont ni des enfants, ni des ados ?

Ensuite, les deux méthodes pédagogiques utilisées dans le manuel sont radicalement différentes de ce qu’on pouvait voir en France jusqu’ici. Aucune des deux n’existait en France il y a dix ans.

Quelles sont ces deux méthodes pédagogiques particulières ?

La première est l’inclusion, qu’on appelle aussi l’inclusivité ou la pédagogie inclusive. C’est assez facile à comprendre : l’objectif, c’est que tout le monde se sente inclus, tout le temps. Ça implique de considérer les situations de toutes les personnes au moment où on conçoit le texte et les illustrations. Concrètement, dans les illustrations, on va essayer de représenter toutes sortes de jeunes, de toutes corpulences, couleurs de peau, orientations sexuelles, identités de genre… afin de montrer une diversité de féminités et de masculinités. Le style manga permet de projeter qui on veut dans les personnages, qui ne sont pas forcément sexués.

"L’objectif, c’est que tout le monde se sente inclus, tout le temps"

Dans les textes, tout est aussi écrit de manière inclusive. Très souvent, on va rendre l’écriture plus épicène avec des formulations mixtes : la personne, camarade, partenaire… et des adjectifs qu’on n’est pas obligé d’accorder, pour que la question “est-ce qu’on parle d’une fille ou d’un garçon” ne se pose pas. Tout au long du livre, quels que soient les sujets abordés, l’objectif est de penser à tout le monde. C’est un travail long, minutieux, qui demande beaucoup d’attention. Dans le chapitre sur la famille, il y a un texte de deux pages sur la définition de la famille. Il y a tellement de modèles différents ! Pour que tous les enfants reconnaissent leur modèle familial, il faut préciser : il peut y avoir un parent, deux parents, plus de parents, parfois on ne vit pas avec ses parents, parfois on est placé en institution… de sorte que tout le monde se sente représenté et considéré avec un égal respect. Car c’est ça le principe de l’inclusion : viser l’égalité. Et pour l’atteindre, il faut cartographier l’ensemble des possibilités, sans les hiérarchiser.

La deuxième méthode, c’est la pédagogie critique des normes. Cette méthode a été développée en Suède pour s’opposer à la pédagogie de la tolérance, qui consiste à dire qu’il faut être tolérant·e envers les minorités ou la différence. Alors bien sûr, c’est mieux de tolérer que de jeter des cailloux ! Mais la tolérance reste un rapport de pouvoir entre la personne qui tolère et celle qui est tolérée. Or les personnes qui s’octroient le droit de tolérer les autres sont toujours celles qui sont conformes aux normes sociales : les personnes hétérosexuelles tolèrent les homosexuel·les, par exemple. La tolérance va toujours jusqu’à un certain point : je tolère l’existence des gens, mais je ne veux pas qu’ils aspirent à certains droits. C’est ce qu’on a vu lors de la polémique autour du mariage pour tous. Cette approche de la tolérance pose donc vraiment problème parce qu’elle ne permet pas d’atteindre l’égalité et le respect mutuel. La pédagogie critique des normes a donc été développée pour répondre à cette approche, dans le milieu de l’éducation à la vie affective et sexuelle. Elle consiste à retourner le regard, en s’intéressant non pas aux personnes discriminées mais à celles qui ne le sont pas. Comment la norme est-elle construite ? Qu’est-ce qui est “normal” et “anormal” ? Comment cette norme est-elle susceptible d’évoluer ? Quels rapports de pouvoir sont en jeu ? Dans le chapitre sur la famille, en plus de cartographier toutes les familles, on critique le fait que certains modèles sont valorisés plus que d’autres. Tous les modèles sont valides : il n’y a pas à les hiérarchiser. Dans le chapitre sur la fabrique des filles et des garçons, on s’intéresse à la construction sociale du genre, à savoir comment la société produit des stéréotypes pour faire des catégories d’enfants différents. Et on insiste sur le fait que cette séparation n’est pas neutre. Les stéréotypes ne sont pas équivalents : tout ce qu’on associe au féminin est structurellement dévalorisé, alors que tout ce qu’on associe au masculin est structurellement valorisé. Et ça a des conséquences sur la vie des filles et des garçons.

Quel impact ont ces deux méthodes pédagogiques sur les lecteurs et les lectrices ?

La pédagogie inclusive vise l’égalité, et la pédagogie critique des normes vise l’émancipation. Elle ne se contente pas d’appeler à l’égalité, elle tente de déconstruire les normes de domination, les rapports d’oppression, les injustices, dans une dimension beaucoup plus politique. C’est le versant émancipateur, qui résonne avec la philosophie de la Ligue de l’enseignement.

"La pédagogie critique des normes vise l’émancipation"

Estimez-vous que ce livre est le plus important du monde ?

Je tiens à préciser que c’est évidemment le titre original que nous avons traduit ! (Rires) À la fin de l’ouvrage, Nathalie Simonsson explique pourquoi c’est le livre le plus important du monde, et je trouve cette postface hyper touchante. En fait, elle explique que c’est le livre le plus important du monde parce que c’est toi qui es important·e. Et pour moi, ça en dit beaucoup sur la manière dont les Suédois·e·s considèrent les enfants comme des personnes dignes de considération. La subtilité, la nuance, la douceur, la bienveillance avec laquelle Nathalie Simonsson s’adresse aux enfants, comme à des petites personnes, c’est très suédois : elle aborde les sujets de manière horizontale, respectueuse, pas condescendante ni bêtifiante.

Donc oui, ce livre est important, parce qu’il peut être une sorte de boîte à outils, de grande sœur ou de grand frère pour aider l’enfant à traverser des difficultés. On y parle de choses pas marrantes : les violences intrafamiliales, l’inceste, la dépression, le harcèlement… Des thématiques dont on a besoin de parler individuellement et collectivement.

Justement, à l’échelle de la société, qu’est-ce qui pourrait changer si l’éducation à la vie affective et sexuelle était abordée comme elle l’est dans le livre, et de façon systématique ?

Très clairement, ça stimulerait l’empathie et la solidarité chez les gens. Deux éléments dont on manque cruellement dans notre société aujourd’hui ! Par exemple, il y a une partie du livre sur les sentiments et les sensations. Être à même de s’écouter pour savoir reconnaître ce qu’on veut et ce qu’on ne veut pas, même en dehors du contexte sexuel, c’est hyper important. Tout comme le reconnaître chez les autres : est-ce que cette personne a vraiment envie d’être là et de faire ce truc avec moi ? Est-ce qu’elle est sous pression et n’ose pas dire non ? Si on apprenait aux gens à mieux écouter et respecter leurs sensations et celles des autres, il y aurait beaucoup moins de victimes de violences sexistes et sexuelles. Pour atteindre ce qu’on appelle le vivre ensemble, il faut qu’on se décentre de notre petite personne et qu’on soit à même d’écouter et comprendre les sensations et sentiments des autres.

La fameuse circulaire de l’Éducation nationale indique que l’éducation à la vie affective et sexuelle est une dimension essentielle de la construction du citoyen. Car elle nous apprend à réfléchir à nos places dans le collectif, à se décentrer, à ne pas considérer que ce qu’on vit est universel. Je suis sociologue, donc cette démarche m’intéresse forcément ! Expliquer l’origine de la construction du genre et les conséquences qu’elle a sur les personnes, c’est de la sociologie. Et montrer le caractère arbitraire de cette séparation et cette hiérarchisation entre masculin et féminin ; c’est aussi souligner que si c’est construit socialement, ça peut être déconstruit et reconstruit autrement ! Il ne s’agit pas de dire que toutes les normes sont nulles et qu’il faut les mettre à la poubelle. Mais on peut se retrousser les manches et réfléchir collectivement à ce qu’on veut vraiment.

Quel peut être le rôle des mouvements d’éducation populaire dans l’éducation à la vie affective et sexuelle ?

Les mouvements d’éducation populaire ont un rôle historique dans l’éducation à la vie affective et sexuelle. En Suède, une association a été fondée en 1933 pour faire la tournée des salles de fête communales et expliquer aux gens comment marchait la fécondation, comment contrôler la taille de sa famille, etc ; pour que les personnes (notamment celles en difficultés socio-économiques) puissent être maîtresses de leur corps et leur vie. En France, le Planning Familial a eu un rôle similaire.

"Les mouvements d’éducation populaire ont un rôle historique dans l’éducation à la vie affective et sexuelle"

Je pense que ces thématiques n’ont pas encore beaucoup été abordées par la Ligue de l’enseignement, mais ça pourrait vraiment rentrer dans leurs compétences ! La Ligue s’adresse à du jeune public, des animateur·ices, des éducateur·ices… Et Le livre le plus important du monde est un outil dont l’ensemble du réseau pourrait s’emparer !

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Image : Agathe Roger / Journaliste : Apolline Tarbé

Publié le 9 octobre 2023 à 09h00 - Durée : 7mn

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  • Élise Devieilhe

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L’association Épicène, pour laquelle Élise Devieilhe est formatrice, est adhérente de La Ligue de l’Enseignement. Épicène propose une formation autour du Livre le plus important du monde pour accompagner les professionnel·les encadrant les jeunes publics (les professionnel·les de l’enseignement, de l’éducation, de l’animation, de la santé, etc.). Vous voulez découvrir plus en profondeur le livre, son contenu et sa pédagogie, ses potentielles utilisations en classe, en MJC, en centre d’animation, etc. ? N’hésitez pas à contacter Épicène pour discuter et établir un devis.