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Image : Julien Borel / Journaliste : Apolline Tarbé
Il n’est pas rare d’entendre parler d’amicales laïques au sein du réseau de la Ligue de l’enseignement. Le terme semble poussiéreux, pourtant les amicales laïques existent toujours, et elles s’adaptent à leur époque. À Saint-Etienne (42), l’amicale laïque Michelet nous a ouvert ses portes pendant une journée pour présenter l’étendue de ses activités. Reportage.
L’amicale laïque du XIXème au XXIème siècle
Le modèle de l’amicale laïque date de la fin du XIXème siècle. Au moment où fleurit l’école publique laïque, gratuite et obligatoire, certains instituteurs puis leurs premiers élèves créent ces structures associatives pour soutenir ce nouveau modèle. Leur mobilisation permet de financer l’achat de matériel, l’organisation de sorties, la proposition d’activités culturelles et sportives… C’est la période de la naissance de la Ligue de l’enseignement, qui fédère alors ces amicales pour promouvoir l’éducation populaire tout au long de la vie.
À Saint-Étienne, l’amicale laïque Michelet dispose à cette époque d’une salle de cinéma pour faire de l’éducation par l’image, d’une bibliothèque fournie qui accueille régulièrement des conférences, d’un terrain de boules, d’un local pour les cyclistes…et bien évidemment d’une buvette. Ce sont très majoritairement des hommes séniors qui tiennent et fréquentent les lieux. L’offre variée d’ateliers et d’événements leur permet de se retrouver et de constituer une trésorerie à l’association. Ce sont ces fonds qui financent l’activité principale de l’amicale Michelet : le patronage (la garde des jeunes enfants hors temps scolaire).
C’est à partir de la fin du XXème siècle que les choses changent radicalement pour l’amicale laïque. Les activités qui assuraient l’équilibre économique de la structure disparaissent progressivement : soit leur public ne se renouvelle pas, soit elles sont accaparées par les collectivités, qui étoffent leur offre sportive et culturelle publique.
En quelques années, la perte de recettes générée par ce changement doit être compensée par l’attribution de subventions publiques à l’amicale laïque Michelet, qui transforme son patronage en un centre de loisirs - avec toutes les exigences professionnelles que cela implique.
C’est ainsi que l’action publique et les dynamiques démographiques et sociologiques du quartier ont transformé, en quelques décennies, une association de quartier tenue par des bénévoles en une institution professionnelle rendant un service public. “Ça reste une amicale laïque”, tient néanmoins à préciser son président Gilles Épale, “dans le sens où le système est historiquement fondé sur le bénévolat, l’engagement et l’éducation populaire”.
La diversification et la transversalité comme mots d’ordre
Pour comprendre le chemin pris par l’amicale laïque ces derniers temps, il ne suffit pas de s’intéresser à son changement de modèle économique. Car les choix politiques de l’association ont également été déterminants - et ils portent aujourd’hui leurs fruits. Selon Nadia, sa dirigeante depuis une vingtaine d’années, deux dynamiques sont à retenir : la diversification et la transversalité. “Tout le travail qui a été fait sur ces vingt dernières années”, résume-t-elle, “c’est de répondre à un besoin plus global de la famille. Aujourd’hui, on a une action transversale qui touche de la petite enfance aux personnes âgées”.
Et de fait, les actions de l’amicale sont extrêmement variées. La journée passée sur place en donne un bref aperçu. Le matin, nous retrouvons la vingtaine d’enfants gardés au centre de loisirs, avec leurs animateurs. Tous vêtus d’un gilet jaune, et pancartes en main, ils partent vers le centre-ville pour participer à une manifestation pour les droits des enfants où ils retrouvent une centaine de camarades. Cela fait déjà quelque temps qu’ils préparent cet événement : les semaines précédentes, ils ont peint leurs revendications sur des galets qu’ils disposeront bout à bout avec tous les manifestants.
Quelques heures plus tard, de retour dans les locaux de l’amicale, nous rencontrons Chahine, bénévole au secteur jeunes sur le créneau d’aide aux devoirs. Après avoir fréquenté l’amicale laïque pendant des années, il a décidé d’y donner de son temps. Il se remémore : “je venais quand j’étais plus jeune, chez les 6-8 ans, puis les 9-11 ans, et les ados”. Aujourd’hui, il accompagne une jeune venue préparer une présentation pour un exposé.
À la différence de l’accueil péri-scolaire ou du centre de loisirs, ce sont les adolescents eux-mêmes qui décident de participer ou non aux activités de l’espace jeunes. Chahine, pour sa part, y a passé des moments mémorables. “On faisait pas mal de projets : des buvettes sur les fêtes de quartier, des chantiers participatifs, des choses comme ça. Ça nous permettait de récolter de l’argent pour faire des projets”. L’un des projets en question qui l’a le plus marqué : un voyage humanitaire au Maroc, réalisé il y a quelques années grâce à l’engagement des jeunes sur le reste de l’année.
“On faisait pas mal de projets : des buvettes sur les fêtes de quartier, des chantiers participatifs, des choses comme ça”
En redescendant, nous passons devant un cours de danse contemporaine qui commence. Le soir, cette salle servira à la séance hebdomadaire de théâtre d’improvisation.
Dans la cour, Olivier et Gabriel s’affairent sur une drôle d’installation hissée sur une remorque. Tous deux travaillent pour la fédération 42 de la Ligue de l’enseignement. Au sortir du confinement, ils ont contribué à la construction de ce four à pain mobile. “Le four à pain, c’est un commun de plus”, explique Olivier tout en fixant la charpente qui soutiendra le toit. “C’est une ressource dont les habitants peuvent se servir pour passer du temps ensemble”. Visiblement, c’est un succès : la semaine dernière, les jeunes du centre de loisirs y ont cuit du pain pour le goûter. Une autre fois, les voisins sont venus avec leurs recettes pour s’apprendre à cuisiner les différents pains du monde. Des activités sont également prévues dans les écoles dans le cadre de la semaine du goût.
À quelques mètres de là, une bande d’amies partage un goûter dans les locaux de l’amicale. Nous nous invitons pour quelques minutes. Elles se présentent : “on habite toutes dans le quartier. On a connu l’amicale par les enfants, parce qu’ils venaient au centre de loisirs, à l’aide aux devoirs… Ça a été une belle découverte”.
Tout en nous servant du thé, les voisines racontent comment leur lien s’est renforcé autour de l’amicale : “on se voyait beaucoup à l’extérieur, mais en hiver c’était compliqué. On voulait avoir un lieu à nous pour ne pas rompre le lien quand il fait froid. Alors on a demandé à Nadia si elle pouvait nous dégager un lieu une après-midi par semaine”. Depuis, la joyeuse bande se retrouve tous les mercredis pour partager un moment autour d’un atelier ou d’un repas.
Nouvelle époque, nouveaux défis
Il y a encore trente ans, une telle implication des habitants aurait été inconcevable. Nadia se souvient de sa désillusion : “quand je suis arrivée, dans les années 1990, j’ai découvert une association qui voulait défendre des valeurs humanistes, mais qui restait très sectaire dans son fonctionnement”. Les choses sont désormais bien différentes, en témoigne l’ensemble des activités observées et des publics rencontrés ce mercredi. Pour la directrice, ces décisions de diversification et de transversalité étaient une question de survie pour l’association. “C’est l’évolution de la société qui veut ça”, affirme-t-elle. “Si on veut répondre aux besoins d’un territoire, il faut pouvoir être polyvalents, souples”. Mais l’institutionnalisation récente de la structure et sa nouvelle philosophie posent également de nombreux défis.
“Si on veut répondre aux besoins d’un territoire, il faut pouvoir être polyvalents”
D’une part, la professionnalisation du centre de loisirs a bouleversé son fonctionnement, l’éloignant toujours plus de l’esprit simple et familial du patronage. Aujourd’hui, ce sont les obligations publiques et les critères des appels à projet qui cadrent les activités de l’amicale laïque. Ce fonctionnement, connu de toutes les associations, rend très difficile la construction d’un projet hors des sentiers battus. Car à force d’investir leur énergie dans la recherche de fonds et l’adaptation aux normes, les forces vives d’une association peuvent vite oublier ce qui les animait initialement.
Par ailleurs, la mixité sociale voulue par l’amicale laïque est de plus en plus difficile à assurer. “Nos actions vont vers les familles qui ont le plus de besoins” explique Nadia. “Mais un clou chasse l’autre”, regrette-t-elle. “Lorsqu’on rend un service aux personnes les plus défavorisées, les autres s’en passent ou trouvent des clés ailleurs. Ça flèche nos activités et ça communautarise les publics”, conclut-elle. Aujourd’hui, la structure est fréquentée par une très grande variété de publics. Mais pour son président comme sa directrice, parler de mixité serait illusoire. “Même s’il y a une cohabitation en interne, les gens se croisent sans se côtoyer dans l’activité”, note Gilles. Ainsi, les adeptes du théâtre d’improvisation ne connaissent pas forcément l’existence du centre de loisirs et inversement.
"Les gens se croisent sans se côtoyer dans l’activité"
Heureusement, l’équipe ne perd pas sa raison d’être de vue : mettre en vie le quartier tout le temps, accompagner les plus démunis et offrir la possibilité à ceux qui ne le peuvent pas de découvrir de nouvelles activités. Pour atteindre cet objectif utopique, l’amicale laïque mise sur la participation des habitants. C’est dans cet esprit qu’est né le projet Eclaire, au lendemain du confinement. ECLAIRE pour “Espaces Conviviaux Laïques pour Agir, Inventer, Réaliser Ensemble” : il s’agit pour les amicales laïques de Saint Etienne de penser et créer avec les habitants des lieux et des activités pour faire vivre la convivialité. Pour Nadia, ce projet permet de contourner la professionnalisation à laquelle sa structure est soumise : “quand un habitant vient consommer une activité, il ne participe pas vraiment. Avec un outil comme celui-ci, il donne de qui il est, de là où il est. Alors qu’aujourd’hui, de manière très descendante, on a ciblé les besoins des habitants avant même de faire le diagnostic”, dénonce-t-elle.
Le projet Eclaire, entamé en 2019, a déjà connu de beaux succès. Les locaux se transforment petit à petit selon les envies des habitants, sous l’accompagnement de la Ligue de l’enseignement. Les terrains de boules archaïques se sont par exemple transformés en jardins partagés et accueillent désormais les voisins, les écoliers ou les résidents de la maison de retraite du quartier pour profiter et pour jardiner.
Alors, qui a dit que les amicales laïques étaient has been ?
Image : Julien Borel / Journaliste : Apolline Tarbé