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Image : Agathe Roger / Journaliste : Apolline Tarbé
Lundi 11 avril 2022. Dans les locaux de la fédération 38 de la Ligue de l’enseignement (Isère), une vingtaine de bénévoles se réunissent. Trois associations sont représentées : l’Apardap, Ukraine Grenoble Isère, et la Ligue de l’enseignement. Depuis quelques semaines, le groupe met en place et encadre un dispositif d’hébergement citoyen pour les exilés ukrainiens en Isère. Retour sur les réflexions, les dilemmes et les prises de position d’un collectif profondément militant en réunion.
Il est 13h, les bénévoles s’installent autour de la table et s’apprêtent à prendre des notes. Aujourd’hui, un appel est prévu avec Juliette, bénévole chez Guides Sans Frontières en mission en Pologne pour acheminer les convois jusqu’en France. Pendant une heure, les associations vont aborder ensemble la situation en Ukraine, le fonctionnement actuel du dispositif d’hébergement citoyen, et les projets des semaines à venir.
Une alliance de compétences
Le projet d’hébergement citoyen prend racine en 2017, alors que la guerre en Syrie bat son plein. La ville de Grenoble décide alors de créer une plateforme pour recueillir les noms de familles volontaires pour accueillir des Syriens chez elles. L’Apardap est associée au projet : ses bénévoles vérifient l’état des logements puis encadrent les familles hébergeuses et hébergées. La plateforme en ligne, délaissée depuis plusieurs années, trouve un nouveau souffle en mars 2022, quelques semaines après les premières attaques russes en Ukraine. L’Apardap propose alors aux associations du collectif Migrants en Isère de les accompagner dans la mise en place du dispositif. La fédération 38, dernière arrivée dans le collectif, répond présent aux côtés de l’association Ukraine Grenoble Isère, fondée quelques semaines auparavant, dès le début du conflit. Ensemble, les trois associations vont mobiliser leur réseau de bénévoles pour constituer un fichier de familles volontaires, visiter les logements pour s’assurer de leur salubrité, et accompagner hébergeurs comme hébergés dans le début du dispositif.
La réunion à laquelle nous assistons est tout à fait représentative de la complémentarité des forces des associations. Les bénévoles de l’Apardap, familiers du dispositif d’hébergement citoyen, apportent leur éclairage sur des questions techniques d’accompagnement. À titre d’exemple, l’une d’entre eux évoque pendant la réunion la possibilité pour la préfecture de produire les attestations d’hébergement à la place des familles d’accueil, afin de leur épargner ce poids administratif. La Ligue de l’enseignement, connue des pouvoirs publics, procure une certaine légitimité institutionnelle. Franck, directeur général de la fédération 38, rappelle au cours de la réunion que la Ligue s’apprête peut-être à devenir opérateur de l’État sur un projet de création d’un sas pour les exilés Ukrainiens, dans le Vercors. Une collaboration qui rapprocherait encore le collectif des dispositifs étatiques mis en place pour les ressortissants ukrainiens. Enfin, le lien et la communication avec le terrain sont permis par l’association Ukraine Grenoble Isère co-fondée par cinq Ukrainiens résidant à Grenoble. C’est d’ailleurs l’un des co-fondateurs Benoît qui appelle Juliette, l’interlocutrice du collectif basée en Pologne, afin de permettre aux bénévoles de mettre un visage (ou du moins une voix) sur leur alliée.
Cette alliance des compétences a permis aux trois associations de mobiliser 23 bénévoles qui font preuve d’un investissement sans faille pour mettre en place le dispositif d’hébergement citoyen. Aujourd’hui, 60 Ukrainiens sont accueillis dans 25 familles à Grenoble et aux alentours. La moitié d’entre eux sont arrivés dans les deux convois organisés par l’association Guides Sans Frontières, tandis que les autres ont directement contacté les associations pour bénéficier d’un hébergement. D’autres partenariats sont en cours de construction pour organiser de nouveaux convois partant de Pologne et de Roumanie.
Porter un plaidoyer
L’engagement des bénévoles dans cette action s’ancre, pour beaucoup, dans leur positionnement de longue date en faveur de l’accueil des migrants en France, à l’instar de Monique, bénévole à l’Apardap depuis 8 ans. C’est pourtant précisément cette sensibilité qui a soulevé des réticences au sein des associations grenobloises lors de l’appel à participation de la ville, au nom de l’injustice vis-à-vis de toutes les autres personnes exilées pour lesquelles l’emballement médiatique et politique ne prend pas de la même manière. Monique interprète ainsi le peu d’enthousiasme suscité par la demande de la ville au sein du collectif Migrants en Isère : “je les soupçonne d’avoir exprimé là une révolte qu’on partage sur les inégalités entre l’accueil des Ukrainiens, et celui des populations qu’on reçoit tous les jours, depuis des années, à qui on ne réserve pas le même accueil”. La question s’est également posée à la Ligue, raconte Franck : “on a eu ce débat : Ukrainiens, pas Ukrainiens, etc. Mais rapidement, on s’est dit que ça n’était pas au nom de cette injustice - qui existe - qu’on n’allait rien faire pour l’Ukraine. Ça paraissait logique d’y aller”.
Y aller, mais seulement à condition que cette action permette de porter un plaidoyer pour toutes les suivantes. “Cet accueil est assez est assez exceptionnel dans les droits, la rapidité du traitement des dossiers. Ça n’est pas un droit d’asile proprement dit : c’est une protection exceptionnelle avec des causes exceptionnelles” explique Monique. Le dispositif inédit mis en place pour les Ukrainiens servira donc de nouvel étendard à l’association : “ça nous fait un bon exemple ! On va s’appuyer dessus pour dire : la même chose pour tout le monde ! Pour tous les exilés !”
“on va s’appuyer dessus pour dire : la même chose pour tout le monde !”
Monique espère également que l’engagement des familles volontaires pourra s’étendre à d’autres populations dans le besoin : “avec cette action, sur quelques logements, on éveille une petite conscience chez des gens qui se disent : j’ai pu faire ça, ça a été sympa, ça a été simple !”. Un pari d’autant plus gagnant que les associations disposent d’une mine d’or : le fichier listant toutes les familles volontaires pour accueillir. “On s’est dit qu’on pouvait se lancer là dedans parce que la ville a dit qu’il s’agissait d’un hébergement inconditionnel”, rappelle Monique. “C’est un principe intéressant. Et dans la stratégie de l’Apardap, il y a l’idée de pouvoir s’appuyer ultérieurement sur cet accueil”.
Définir une posture
Mais il n’est pas encore l’heure de penser à l’héritage de la plateforme d’hébergement d’urgence. Pour le moment, les bénévoles se consacrent à la tâche qui leur est confiée : assurer le bon déroulement de l’accueil citoyen des Ukrainiens. Les dernières semaines ont été consacrées au référencement des 138 logements inscrits sur la plateforme. Chaque bénévole est nommé référent pour plusieurs logements afin d’être en contact avec la famille, et d’y récolter de multiples informations : combien de chambres sont-elles disponibles ? Les sanitaires sont-ils privatifs ? Les animaux sont-ils autorisés ? Le logement est-il accessible pour les personnes à mobilité réduite ? Quelle est la politique de la famille hébergeuse sur la vaccination contre le COVID ? Quelles langues parlent-ils ? L’ensemble des informations est stocké sur la base de données, afin d’assurer aux familles exilées l’accueil le plus propice possible.
Maintenant que les convois de réfugiés arrivent régulièrement depuis la Pologne, la délimitation des tâches est plus difficile. En théorie, le dispositif et l’accompagnement des bénévoles concernent uniquement l’accueil des personnes exilées. “Notre collectif s’est positionné sur la partie hébergement et le premier accompagnement”, décrit Franck. Monique clarifie : “Le référent, c’est le référent de l’hébergement. La priorité, c’est son lien avec la famille hébergée et le propriétaire. Pour tout ce qui concerne les services d’accompagnement à la préfecture, les réponses aux questions pratiques, on les renvoie vers des associations. Il faut accumuler des sources de documentation à leur remettre”. Un positionnement volontairement précis, pour ne pas se laisser déborder. “Si le référent doit tout faire, on l’aura vite épuisé”, résume Monique.
Mais en pratique, ça n’est pas si simple. “On est tellement pris par l’urgence, on a du mal à positionner les choses à l’écrit”, admet Franck. Isabelle, bénévole chez Ukraine Grenoble Isère, estime que le consortium d’associations est “à un moment de structuration (...) et de définition des rôles”.
Aujourd’hui, Isabelle est sollicitée par des particuliers pour récupérer toutes sortes de dons, et par des Ukrainiens accueillis pour des besoins pour le moins éclectiques : acheter un maillot de bain pour le cycle de piscine de l’école, trouver une adresse de coiffeur, bénéficier d’un accompagnement psychologique. Elle donne un coup de main lorsqu’elle le peut, tout en se protégeant pour ne pas se tuer à la tâche. “Je sais qu’il faut faire attention”, confie-t-elle.
Un numéro d’équilibriste
La question qui se pose en filigrane est finalement celle de la position du collectif vis-à-vis des services publics. Une difficulté bien connue de la Ligue de l’enseignement, d’après Franck : “à la Ligue, on pallie parfois aux manquements de l’État. Parfois on est identifiés, reconnus et financés pour ça, et parfois non. On est à la fois une association militante et un opérateur de l’État. C’est toute la difficulté de l’exercice”. L’hébergement citoyen des Ukrainiens représente un beau cas d’étude de ce numéro d’équilibriste. Aujourd’hui, le dispositif mis en place n’est pas officiellement reconnu par la préfecture. Les personnes accueillies n’ont donc pas accès aux services de la recherche de logement et d’accompagnement social et médical. Une anomalie aux yeux du collectif, qui réclame la reconnaissance de son action par les pouvoirs publics. “Notre position, c’est de leur faire comprendre qu’ils ne peuvent pas éternellement se reposer sur les associations et les bénévoles pour accomplir des tâches qui relèvent de leur responsabilité”, assène Monique.
“On est à la fois une association militante et un opérateur de l’État”
À l’image d’Isabelle, la plupart des bénévoles référents et des hébergeurs accordent aujourd’hui leur aide de façon ponctuelle lorsqu’ils le peuvent, notamment sur les procédures administratives. “Il faut faire le premier accompagnement jusqu’au rendez-vous à la préfecture”, affirme Franck. “C’est aussi ce qu’on dit aux hébergeurs”. Mais il ne cache pas son inquiétude pour la suite : “si demain, on a 200 familles hébergées, on fait comment ?” Pour anticiper cette situation, les associations ont entamé les négociations avec la ville et la métropole de Grenoble, pour obtenir la mise en place d’un poste salarié sur la coordination de la plateforme. “Si on s’est engagés là-dedans, c’est bien qu’on considère que les associations peuvent jouer un rôle”, tempère Monique. “Mais si elles jouent un rôle, il faut bien penser à les rétribuer ! Parce que le bénévolat a ses limites”. Franck complète : “ça fait un mois qu’on a démarré, il faut qu’on soit dans une phase de construction et de consolidation de tout ça”. Deux subventions de 9500€ ont été réclamées, respectivement à la ville et à la métropole de Grenoble, afin de financer un poste pendant 6 mois. Une manière d’institutionnaliser l’action du collectif militant.
Image : Agathe Roger / Journaliste : Apolline Tarbé