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Journaliste : Grégoire Osoha
Depuis le 13 mai dernier, la Nouvelle-Calédonie est en proie à une révolte populaire. En réaction, la Fédération des Œuvres Laïques de Nouvelle-Calédonie (FOLNC) a publié un appel pacifique que la Ligue de L'enseignement vous encourage à signer. Pour mieux comprendre la situation sur place, nous avons rencontré Pierre Welepa, représentant de la FOLNC et membre du Comité "paroles, mémoires, vérité et réconciliation".
Avez-vous été surpris par l’éruption des violences le 13 mai en Nouvelle-Calédonie ?
Pas du tout. Je fais partie des personnes qui ont très régulièrement tiré la sonnette d’alarme auprès du gouvernement français sur l’état de tension qui régnait chez nous depuis ces six derniers mois. Après le second référendum, l’accélération par le gouvernement du calendrier électoral prévu initialement a été perçue comme un manque de respect par les indépendantistes. D’abord parce que cette accélération répondait clairement à des intérêts politiciens. Mais aussi parce que les Kanaks se considèrent toujours dans une période de deuil, consécutive aux années COVID pendant lesquelles de nombreux morts n’ont pas eu droit à une cérémonie en bonne et due forme. Il faut savoir qu’en Nouvelle-Calédonie, le deuil est un rite initiatique extrêmement important et que la tradition veut qu’on ne prenne pas de décision politique importante pendant cette durée. Et puis finalement, ce qui a mis le feu aux poudres, c’est le dégel du corps électoral. Les indépendantistes n’y étaient pas opposés sur le principe. Pour preuve, dès 1983, ils avaient admis que la décision sur l’auto-détermination ne soit pas réservée qu’au peuple premier kanak mais aussi aux « victimes de l’Histoire ». Il s’agit des descendants des déportés venus contre leur gré enchaînés en Nouvelle-Calédonie et des descendants des « indigènes de la République », c’est-à-dire les descendants des Indochinois, Néo-Hébridais et Polynésiens venus travailler en Nouvelle-Calédonie. En revanche, les indépendantistes ne souhaitaient pas que la durée de résidence pour faire partie de ce corps électoral soit assouplie comme a tenté de l’imposer le gouvernement. Ce qui est aberrant, c’est que ce sont des décisions étatiques similaires qui ont déclenché la guerre civile en 1984. Quarante ans plus tard, malgré nos alertes répétées, le même schéma se reproduit.
Quarante ans plus tard, malgré nos alertes répétées, le même schéma se reproduit.
Au-delà de ces facteurs politiques, la séparation entre les différents peuples semble plus profonde en Nouvelle-Calédonie...
Lorsque les Français sont arrivés en 1853 pour prendre possession de la terre des Kanaks, ils les ont « déshabillés » de leur religion et de leur identité culturelle. Je passe sur les viols et les différentes exactions… Le régime de ségrégation a duré jusqu’en 1957. Son abandon est très récent à l’échelle de notre histoire ! L’ensemble des cinq mille émeutiers insurrectionnels qui sont descendus dans la rue ont moins de 35 ans. Ce sont les petits-enfants d’une génération qui a vécu sous ce régime de ségrégation et qui n’a jamais obtenu de repentir de l’État français. A l’époque, les Kanaks étaient cantonnés dans des réserves, soumis à un couvre-feu en soirée et à un laissez-passer pour entrer dans Nouméa. Ils payaient un impôt de capitation alors qu’ils n’avaient pas le droit de vote et tous les deux mois devaient travailler gratuitement pendant un laps de temps donné pour le syndicat des affaires autochtones au profit de l’administration pénitentiaire ou d’exploitations appartenant à des colons. On peut donc dire que les Kanaks étaient considérés par la France comme des sous-hommes appartenant à une sous-culture. Les quartiers Nord qui ont flambé sont les quartiers où étaient parqués les Kanaks à cette époque. Aujourd’hui, le rapport de domination basé sur ces ferments racistes existe toujours parmi les habitants de Nouvelle-Calédonie.
Qu’en est-il des inégalités socio-économiques ?
Elles ont été pointées du doigt dès 1975 par Jean-Marie Tjibaou et elles n’ont fait que s’accroître malgré l’entrée des Kanaks dans le système économique à partir de la fin des années 1980. L’accord de Matignon de 1988 prévoyait un « rééquilibrage social, économique et culturel ». Mais les entreprises n’ont pas joué le jeu et ne se sont pas installées en zones kanaks. Pourtant, il y avait du potentiel. Alors que la France était en pleine crise du pétrole, la Nouvelle-Calédonie connaissait le boom du nickel. Mais cette croissance n’a bénéficié qu’aux métropolitains de passage et aux quelques « grandes familles » calédoniennes. Les jeunes de moins de 35 ans peinent donc à trouver du travail. Beaucoup vivent avec moins de mille euros par mois, donc sous le seuil de pauvreté.
Quels efforts la société civile a-t-elle déployés pour améliorer la situation ?
Avant le COVID, avec l’ACAF (association calédonienne pour l’animation et la formation), Les Villages de Magenta, les Céméa Pwârâ Wâro et les Scouts laïques, la FOLNC s’inquiétait de l’absence de promotion et de financements de la culture en Nouvelle-Calédonie ainsi que de la disparition des dispositifs d’inclusion des personnes en situation de handicap dans la vie publique. Après le COVID, nous avons pris conscience d’un nouvel enjeu en découvrant l’extrême paupérisation des quartiers Nord de Nouméa. Il y a un délitement total des dispositifs socio-éducatifs et de l’aide sociale sur place. A Kaméré et Saint-Quentin, où les émeutes se sont faites les plus vives, cela fait plusieurs années qu’il n’y a plus de services de proximité. Les maisons de quartier ont été fermées, voire même abattues. L’aide aux devoirs et le périscolaire ont disparu. Il ne reste que la FOLNC qui propose des activités de loisirs pendant les vacances. D’ailleurs, nous sommes obligés d’organiser nous-mêmes le transport des enfants car il n’y a plus de transport public. Et tout ça avec évidemment moins de subventions.
Comment la situation pourrait-elle s’améliorer ?
Pendant près de 30 ans, le pari de l’intelligence pris par l’Accord de Nouméa a fonctionné. Les partis loyalistes et indépendantistes ont accepté de faire des compromis. Mais il reste un impensé fondamental, à savoir le dialogue décolonial. Nous n’avons finalement fait que co-habiter pendant toutes ces dernières décennies. De part et d’autre, on refuse de voir qu’il y a une asymétrie sociale et culturelle qui génère des injustices économiques, des discriminations raciales et la déculturation des Océaniens, et plus particulièrement des jeunes. Ce dialogue pour déconstruire le présent colonial et repenser l’altérité n’a jamais eu lieu. La guerre civile des années 1980 n’a ainsi jamais fait l’objet d’un travail de mémoire approfondi. Les jeunes vivent donc avec les histoires de famille, pétries de ressentiment. Et il n’y pas de récit commun. Ainsi, les 19 morts kanaks de l’assaut de la grotte d’Ouvéa en 1988 ne sont pas honorés par le même mémorial que les deux gendarmes décédés lors de cette prise d’otage. Autre incongruité : les archives de la guerre sont bloquées pour 120 ans, alors que celles d’Algérie n’ont été bloquées que 50 ans. Nos programmes scolaires prévoient l’enseignement de l’histoire contemporaine de la Nouvelle-Calédonie mais les enseignants n’ont aucun matériel pédagogique sur lequel s’appuyer pour faire cours. C’est tout un pan de notre histoire commune, de notre patrimoine immatériel commun qui est oblitéré. Or, le devoir de mémoire ne signifie pas forcément criminaliser, moraliser, culpabiliser et diaboliser les colons. Mais un travail en profondeur permettrait d’entrer dans une nouvelle ère sur des bases assainies.
Journaliste : Grégoire Osoha