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Image : Antoine Feuer / Journaliste : Grégoire Osoha
Pour sensibiliser tous les publics aux violences faites aux femmes, quatre amies et comédiennes, formées au Conservatoire de Metz, ont créé une pièce de théâtre documentaire. Passantes a été jouée une vingtaine de fois depuis sa création en 2022 et est soutenue par la Ligue de l’enseignement Moselle. Interview (à deux voix combinées en une) de Mélina, la dramaturge, et Ilona, comédienne, rencontrées dans un café du centre-ville de Metz.
Comment est née Passantes ?
« L’idée est apparue pendant le confinement. C’était un vrai moment de pause par rapport au regard des autres. Nous n’allions plus dans la rue. Nous étions donc moins exposées au harcèlement. C’était aussi un moment propice à la lecture, à l’écoute de podcasts féministes. Nous avons pris conscience pendant cette période d’ô combien le harcèlement de rue était banalisé. Et suite au déconfinement au début de l’été, le ressenti de cette violence a été décuplé. C’était comme une grosse gifle que nous nous sommes toutes prise en même temps. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à nous raconter nos histoires. Celles qui venaient d’arriver, comme celles d’avant le Covid. Nous ne nous en étions jamais réellement parlées jusque-là. Petit à petit, est née l’envie d’aller à la rencontre d’autres personnes pour collecter des récits et en faire un spectacle.
Nous avons donc créé un questionnaire sur les violences commises contre les femmes dans la rue. Nous l’avons d’abord testé auprès de nos proches. Ça a débouché sur pas mal de discussions, notamment avec nos mères et nos grand-mères. Elles nous ont confié des traumatismes qu’elles avaient tus jusqu’ici. Certaines de ces histoires étaient vraiment difficiles à écouter. C’est pour cela qu’avant de porter notre questionnaire dans la rue, nous avons fait appel à l’association de psychologues Raptor Neuropsy. Nous avons été formées à recueillir les témoignages auprès d’inconnus. L’idée était de savoir comment les protéger et comment nous protéger. »
Comment concrètement avez-vous réalisé cette « enquête de rue » ?
« Nous avons fait fabriquer une « boîte à témoignage », à savoir une installation en bois un peu biscornue dans laquelle nous pouvions tenir à deux personnes. Ça permettait d’avoir un peu d’intimité. Nous nous sommes ensuite rendues pendant six jours dans différents endroits de la ville de Metz, comme l’université, la gare ou la place de la République. L’idée était de se positionner dans des lieux de passage très brassés, où nous pouvions autant interroger des SDF que des personnes sortant des Galeries Lafayette. Nous acceptions tout le monde. Parfois, nous allions au-devant des passants, parfois, ce sont eux qui venaient nous voir directement. Nous avons même dû créer une feuille de réservation pour les personnes qui voulaient absolument participer, mais n’étaient pas disponibles immédiatement. Bien sûr, nous avons dû subir quelques réactions négatives, mais en tout, nous avons pu mener 119 entretiens. Certains ont duré cinq minutes, d’autres cinquante. »
Quelles ont été les étapes suivantes ?
« Nous avons retranscrit l’ensemble des entretiens, puis nous les avons annotés. Ensuite, Mélina, en tant qu’autrice, a pioché dedans pour assembler un récit. Presque tout le texte de la pièce est documentaire. Nous avons utilisé des pseudonymes pour préserver l’anonymat des personnes interrogées. La consigne pour les comédiennes était de jouer les témoignages récoltés mot pour mot et à la respiration près. Il fallait donc écouter les enregistrements en boucle pour capter le rythme, les hésitations, les accentuations. C’était éprouvant d’écouter constamment ces histoires empreintes de violence.
Ce qui nous a tout de suite frappées, c’est l’âge des premières expériences du harcèlement. La plupart du temps, cela commence dès 12 ans. Ça nous a tellement choquées que nous avons décidé de commencer le spectacle par ce constat. Puis, l’idée générale était d’imbriquer des monologues entre eux et de faire peu à peu monter le niveau de violence. Pour donner du liant, nous avons créé un personnage fictif qui fait office de fil rouge. Nous l’avons appelé Edith en hommage à la suffragette Edith Garrud.
Pour ce qui est de la mise en scène, nous sommes parties de la notion « d’inquiétante étrangeté ». Nous trouvions que ça correspondait bien à l’univers de la rue. Car c’est un espace ultra-familier et en même temps un endroit qui fait peur. Nous avons donc fait en sorte que tous les éléments de décor soient légèrement de travers. Nous avons aussi travaillé avec toutes les comédiennes sur des mouvements un peu bizarres. Pour insister sur le fait que les corps enregistrent les traumatismes. Le tout, sur une bande sonore en partie réalisée à partir de bruits de la rue. »
Comment se sont passées les représentations ?
« Nous avons joué notre première dans l’Hôtel de ville de Metz à l’occasion de la journée mondiale des violences faites aux femmes. Il a fallu faire avec les lustres et les dorures, alors que l’idée était plutôt de représenter la rue… Nous jouons sinon beaucoup dans les collèges. Nous faisons toujours des bords de plateau à la fin. Les réactions sont très différentes. Parfois, les ados n’osent pas prendre la parole. Nous leur proposons donc de passer nous voir individuellement s’ils le veulent. Nous nous sommes aussi rendu compte que les garçons s’exprimaient plus ouvertement en groupe que les filles. C’est pourquoi nous organisons parfois des groupes de parole en non-mixité. Dans tous les cas, à chaque fois, nous leur parlons des cinq manières d’intervenir en cas de harcèlement (Distraire, Déléguer, Documenter, Diriger, Dialoguer) et nous leur communiquons les numéros d’urgence adéquats.
Plusieurs établissements scolaires nous rappellent d’une année sur l’autre. Ça montre que notre travail est apprécié. Nous recevons aussi des messages sur les réseaux sociaux pour nous encourager à continuer. Nous, ce qui nous importe, c’est d’ouvrir le dialogue, ne pas laisser les futures générations enfermées dans le silence, comme nous l’avons été. Notre victoire, c’est lorsque les spectateurs et spectatrices réalisent que ces violences sont tout sauf banales et qu’ils et elles repartent avec l’envie d’agir. »
Image : Antoine Feuer / Journaliste : Grégoire Osoha